Annexe I – la linguistique du chaos.

 

 

Pas encore une science mais une proposition : que certains problèmes linguistiques puissent être résolus en considérant le langage comme un système dynamique complexe, un « champ chaotique ».

Parmi toutes les réponses à la linguistique de Saussure, nous en retiendrons deux : la première, « l’anti-linguistique », dont la piste, dans la période moderne, suit le départ de Rimbaud pour l’Abyssinie, Nietzsche – » je crains que nous ne nous libérions jamais de Dieu, tant que nous continuerons de croire à la grammaire » –, dada, « la Carte n’est pas le territoire[14] » de Korzybski, les cut-ups de Burroughs et « la traversée dans la Chambre Grise », ou encore Zerzan attaquant le langage lui-même comme représentation et comme médiation.

La seconde, la linguistique de Chomsky avec sa croyance en une « grammaire universelle » et ses diagrammes-arbres, qui constitue (je le crois) une tentative de sauvetage du langage par la découverte de ses « invariants cachés ». Assez similaire à la tentative de certains scientifiques voulant « sauver » la physique de l’« irrationalité » de la mécanique quantique. On aurait attendu Chomsky l’anarchiste du côté des nihilistes, mais en fait sa belle théorie a plus de choses en commun avec Platon ou avec le soufisme. La métaphysique traditionnelle décrit le langage comme une pure lumière brillant à travers le verre coloré des archétypes ; Chomsky parle de grammaires « innées ». Les mots sont des feuilles, les phrases des branches, les langues maternelles des membres, les familles de langage des troncs, et les racines sont au « paradis »… ou dans l’ADN. J’appelle ça de l’« hermétalinguistique » – hermétique et métaphysique. Il me semble que le nihilisme (ou la « Heavy-métalinguistique » en hommage à Burroughs) ait conduit le langage dans une impasse et l’ait dangereusement exposé à l’« impossible » (un tour de force, mais un tour de force déprimant). Chomsky, lui, tient jusqu’au bout la promesse et l’espoir d’une révélation de dernière minute, ce qui me paraît tout aussi difficile à accepter. Moi aussi j’aimerais bien « sauver » le langage, mais sans avoir recours à un quelconque « esprit », à une prétendue règle divine, à une martingale universelle.

Mais revenons à Saussure et à ses notes, publiées à titre posthume, sur les anagrammes dans la poésie latine : nous y trouvons quelques allusions à un processus échappant, d’une certaine manière, à la dynamique signe/signifié. Saussure s’est trouvé confronté à la suggestion d’une sorte de métalinguistique qui se produit à l’intérieur du langage, et non pas issue d’un impératif catégorique imposé de l’extérieur. Dès que le langage se met à jouer, comme dans les poèmes acrostiches qu’il a étudiés, il entre en résonance – une résonance dont la complexité s’auto-amplifie. Saussure a tenté de quantifier les anagrammes, mais ses statistiques lui échappaient (comme si quelque équation non linéaire intervenait). Il voyait des anagrammes partout, même dans la prose latine, et commençait à se demander s’il n’avait pas des hallucinations – ou si les anagrammes relevaient d’un processus conscient naturel de la parole. Il abandonna le projet.

Je me pose la question : si ces données étaient digérées par un ordinateur, parviendrions-nous à modéliser le langage en termes de systèmes dynamiques complexes ? Alors les grammaires ne seraient pas innées, mais émergeraient du chaos comme des « ordres supérieurs » évoluant spontanément – au sens de l’« évolution créatrice » de Prygogine. Les grammaires pourraient être des « attracteurs étranges », comme le motif caché qui est la « cause » de l’anagramme – des motifs qui sont réels mais n’ayant d’« existence » que par la manifestation de sous-motifs. Si le sens est insaisissable, c’est peut-être parce que la conscience elle-même, et donc le langage, est fractale.

Je trouve cette théorie bien plus anarchiste que l’anti-linguistique ou la conception de Chomsky. Elle suggère que le langage dépasse la représentation et la médiation, non parce qu’il est inné, mais parce qu’il est chaos. Elle suggère que toutes les expériences dadaïstes (Feyerabend qualifiait son école d’épistémologie scientifique d’« anarchiste-dada »), la poésie sonore, le geste, les cut-ups, les langages d’animaux etc. – tout cela concourrait non pas à découvrir ou à détruire le sens, mais à le créer. Le nihilisme désigne obscurément un langage créant « arbitrairement » du sens. La linguistique approuve joyeusement, mais ajoute que le langage peut dépasser le langage, que du déclin et de la confusion tyrannique de la sémantique, il peut créer de la liberté.